Selon le metteur en scène, Massacre (dont le titre original est Occisió), créée en 2005, est un véritable thriller. La scène se déroule dans un hôtel isolé, à plusieurs kilomètres d’un village qui semble lui-même en cours de désertion. S’y rencontrent deux femmes à un moment charnière de leur vie : la première est sur le point de fermer son établissement faute de clients, la seconde y a réservé une chambre pour la semaine et compte bien y rester. Tel un rituel, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté, elles se retrouvent chaque soir dans le salon. Les mots apparemment ordinaires laissent progressivement entrevoir le trouble qui les habite, jusqu’à l’arrivée impromptue d’un homme qui fait voler en éclats leur équilibre précaire. Adepte d’un théâtre incarné et créateur d’images qui fait la part belle à l’imaginaire des spectateurs, Tommy Milliot célèbre cette écriture simple et vertigineuse.
Selon le traducteur, avec ces deux vies qui semblent hésiter entre l’inertie et l’action l’auteure développe une théâtralité de la variation et du suspense rendant visible un réel en marge de cette tyrannie de la vitesse qui caractérise notre époque. La force du théâtre de Lluïsa Cunillé réside précisément dans sa capacité à envisager le temps humain en résistance à cette nouvelle irréalité de l’accélération perpétuelle. Ainsi, à mesure que l’action progresse, le quotidien se charge en étrangeté et, comme dans un film de David Lynch, on glisse subrepticement dans un thriller où rien n’est ce qu’il paraît être. Dans Massacre prédomine une atmosphère d’une inquiétante étrangeté qui désoriente sans cesse l’interprétation et amplifie, grâce à un subtil jeu de variations, un climat changeant qui dérive peu à peu vers une situation de rupture.
Dans le panorama du nouveau théâtre catalan, l’œuvre de Lluïsa Cunillé occupe une place de choix. Parmi ses œuvres les plus importantes, il faut tout d’abord citer Rodéo (1992), pièce énigmatique qui retrace la journée d’une femme dans un magasin de pompes funèbres, puis Barcelone, paysage d’ombres (2004), où l’auteure défait l’image idyllique dont jouit la capitale catalane pour montrer l’envers du décor : l’effacement de la mémoire collective, l’exploitation des nouveaux immigrés et le désœuvrement de la jeunesse. On retiendra également Après moi, le déluge (2007), où la rencontre de deux occidentaux dans un luxueux hôtel de Kinshasa est l’occasion d’un huis clos qui interroge l’indifférence de l’Occident face la souffrance de l’Afrique. Elle a écrit, publié et fait monter plus de vingt pièces, outre les adaptations et les scénarios de films. Lluïsa Cunillé s’est frayé un chemin entre réalisme et absurde pour mieux dénoncer l’inconsistance du réel. Son humour subtil, parfois grinçant, fait contrepoids au spleen théâtral qui se dégage de son univers.
Lauréat du prix Impatience 2016 avec Lotissement de Frédéric Vossier, le fondateur de la compagnie Man Haast continue son exploration des écritures contemporaines après Winterreise (Voyage d’hiver) du Norvégien Fredrik Brattberg et The McAlpine Spillway (La Brèche) de l’Américaine Naomi Wallace qu’il crée au Festival d’Avignon 2019. Il choisit pour sa première collaboration avec la Comédie-Française de faire découvrir l’autrice catalane Lluïsa Cunillé.
Laurent Gallardo est maître de conférences en études hispaniques à l’Université Grenoble Alpes. Il est l’auteur d’une thèse sur l’œuvre du dramaturge José Sanchis Sinisterra. Ses recherchent portent essentiellement sur les rapports entre théâtralité et extra-théâtralité dans le domaine ibérique. Il travaille actuellement à l’écriture d’un livre sur l’œuvre de Lluïsa Cunillé qui sera édité à Barcelone. Pendant plusieurs années il a été critique à La quinzaine littéraire. Parallèlement à ses activités de chercheur, il est aussi membre du comité de lecture du Théâtre national de Catalogne (Barcelone) et du Festival de la Mousson d’été. En tant que traducteur, il fait partie des comités de lecture espagnol et catalan de la Maison Antoine Vitez et a traduit de nombreux auteurs de théâtre, parmi lesquels Lluïsa Cunillé (Barcelone, paysage d’ombres, Le Temps, Islande), Victoria Szpunberg (La Machine à parler) et Josep Maria Miró (La femme qui ratait tous ses avions, Le principe d’Archimède, Nerium Park, Fumer). Il a également participé à l’édition d’une anthologie de nouvellistes catalans et a traduit divers romans.
Massacre, de Lluïsa Cunillé
Traduction du texte : Laurent Gallardo
Mise en scène : Tommy Milliot
Avec : Sylvie Berger, Nâzim Boudjenah, Clotilde De Bayser et Miglen Mirtchev
Dramaturgie : Sarah Cillaire
Lumière : Sarah Marcotte
Son : Adrien Kanter
Du jeudi 23/01/20 au dimanche 08/03/20
Studio-Théâtre
Galerie du Carrousel du Louvre
99 rue de Rivoli
Paris 75001